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Publié par Régine BIANGONGA

Article paru dans la Revue Française de service social (RFSS) . N°238 -Octobre 2010 pages 40 à 50, ANAS, nologanas@gmail.fr , 15 rue de Bruxelles 75009 Paris,http://anas.travail-social.com/
[*] Le titre de cet article reprend l’intitulé du mémoire de l’épreuve de certification au diplôme d’assistant de service social soutenu en juin 2008. 
Avec mes remerciements et toute ma gratitude à Cristina de Robertis  qui a permis la réalisation de cet article -après avoir pris connaissance de mon mémoire de DEASS soutenu en 2008- et qui m'a accompagné et guidé tout au long de la rédaction de cet écrit pour le numéro 238 de la RFSS qu'elle dirige et son numéro consacré à "PAUVRETE - R.S.A. : un tournant pour les pratiques de polyvalence". Merci également à Anne DAUVERGNE coordinatrice de ce numéro de la revue RFSS.
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La profession des assistants de service social en polyvalence de secteur a beaucoup évolué au fil du temps en fonction de l’évolution de la structuration de ses conditions d’exercice et en raison de sa confrontation aux mutations sociétales. D’un point de vue structurel, deux évolutions notables ont participé à la configuration actuelle de la profession.
  •  Tout d’abord faisant suite à l’instauration et à la coordination des actions des « assistantes sociales » d’un même secteur sous la forme de la polyvalence imaginée par Henri Seillier[1], la réorganisation des instances étatiques en 1964, crée les directions départementales de l’action sanitaire et sociale (DDASS) et place, sous l’autorité des préfets, les services sociaux départementaux auxquels sont rattachées les assistantes sociales ; une deuxième étape est ensuite franchie, à partir de 1983, avec les lois de décentralisation entraînant une plus grande proximité avec les instances politiques tutélaires, les collectivités territoriales départementales devenant les payeurs et les décideurs de l’action sociale ;
  •  D’autre part, l’exercice de la fonction de travailleurs sociaux au sein de la société –dont les assistants de service social en polyvalence constituent une part notable- a fait l’objet depuis les années 1970, d’écrits, de recherches voire de controverses. Ainsi, en 1972, la revue Esprit s’interroge sur le « Pourquoi » du travail social. En 1998, cette même revue produit un autre dossier sur le même thème sous le titre : A quoi sert le travail social ? Ce dernier est, toujours aujourd’hui, un objet de débats tel que l’atteste par exemple, l’ouvrage paru en 2005, sous la direction de Jacques Ion Le travail social en débat(s). Qui plus est, ces dernières années, une littérature de plus en plus importante s’interroge et fait état de mal-être et de malaise au sein de la profession : le travail social évolue toujours « entre exaspération et lassitude[2] », lieu d’expression d’un « malaise à tous les étages[3] ». 

Ce sont ces questions inhérentes au travail social, au malaise qui s’y exprime qui ont constitué le fil rouge de mon mémoire, centré sur les assistants de service social exerçant en polyvalence de secteur[4], pour deux raisons essentielles : d’une part parce que cette fonction est toujours centrale aujourd’hui pour l’exercice de la profession et la mise en œuvre des politiques sociales et d’autre part afin de délimiter un cadre d’observation présentant ses propres spécifiés et par là-même ses propres difficultés. Je voudrais développer ici et étayer les éléments dégagés et élaborés au cours de ce travail[5], en abordant trois grands champs constitutifs de ce thème.

  • en premier lieu, le contexte actuel, politique, législatif, sociétal dans lequel s’exerce la profession des assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur ;
  •  ensuite, seront examinés le vécu de ceux (celles)-ci face aux différentes évolutions sociétales et les conséquences que cela induit sur leurs références et composantes identitaires ;
  •  enfin, seront étudiés les liens spécifiques qui peuvent être établis entre les travaux et concepts relatifs au champ des facteurs de risques psychosociaux et de « mal-être au travail » et l’exercice de la profession d’assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur.

En conclusion, seront proposées une synthèse puis une hypothèse de recherche et d’approfondissement qui, tout en pouvant paraître singulière, me semble néanmoins s’imposer et ainsi démontrer sa pertinence.

I.  Le contexte organisationnel, législatif, sociétal actuel

La proximité des instances politiques tutélaires

Depuis les lois de décentralisation, l’organisation structurant la mise en œuvre de l’action sociale induit une plus grande proximité entre instances politiques tutélaires et acteurs de terrain. Le rapprochement du politique et de la fonction d’assistant de service social en polyvalence de secteur présente pour certaines des assistantes de service social rencontrées -notamment, celles qui ont une pratique professionnelle longue commencée vers les années 1980- certains désavantages voire désagréments. Elles mentionnent qu’auparavant elles disposaient « d’une plus grande autonomie dans le travail avec beaucoup plus de marge de manœuvre et de latitude, qu’aujourd’hui ». Or, les instances politiques tutélaires, les élus et administrateurs des conseils généraux, par les pouvoirs qui leur sont conférés, tendent à définir et instaurer des cadres, des directives et des règles d’intervention afin de contraindre et contrôler les activités des assistant(e)s sociaux(ales) de polyvalence de secteur. Cette proximité ainsi que ces logiques d’action divergentes entre décideurs politiques et assistant(e)s de service social entretiennent un climat de tensions jamais apaisé. Une assistante sociale interviewée résume ainsi la situation « il existe une certaine volonté de mainmise des politiques sur le travail social, oui, une volonté d’instrumentaliser le travail social, ce qu’il n’arrive pas à faire, alors ça les met en « rogne » ». A ces conditions s’ajoutent d’autres transformations majeures de la société actuelle et du vivre-ensemble engendrant une évolution dans l’exercice de la fonction d’assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur.

Le management des entreprises privées, un modèle en voie d’instauration au sein des administrations publiques

La gestion des administrations se modifie, empruntant de larges pans au nouveau paradigme gestionnaire mis en place au sein des entreprises privées. Au sein des unités d’action sociale, il est dorénavant question de « rentabilité du service social » passant par des processus de réorganisation, de redéfinition des tâches des agents territoriaux d’action sociale entraînant « l’arrivée des chefs et aussi des adjoints aux chefs dans tous les services », une réorganisation des tâches dévolues aux assistant(e)s de service social qui doivent généralement opter pour des postes spécialisés dans l’accueil des usagers ou dans leur accompagnement.

Ces modifications organisationnelles sont aussi le fait de directives étatiques telles que la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale qui stipule l’obligation d’évaluation des activités et prestations réalisées par les établissements oeuvrant dans ces secteurs et la loi de finances (LOLF) qui, en 2006, précise « L’un des enjeux majeurs de la réforme de la gestion publique est de faire passer l’Etat d’une culture de moyens à une culture de résultats, afin que chaque euro dépensé soit plus utile et efficace [6]

Ces données, liées à l’organisation du travail sont une source majeure de préoccupations des assistant(e)s de service social, récurrentes dans leurs discours et traduisent une difficulté réelle dans la réalisation de leurs activités professionnelles. Les deux témoignages suivants recueillis au cours de l’enquête en sont une illustration éclairante. Le premier est en lien avec les réorganisations des services sociaux de façon désectorisée, notamment, avec l’instauration d’une spécialisation dans les missions : accueil, première évaluation, d’une part et accompagnement, d’autre part : «Cette réorganisation était maltraitante pour les usagers et les professionnels. Pour les collègues d’accueil, c’était affreux : pas un moment pour réfléchir, elles allaient de plus en plus mal. A l’accompagnement : que des situations difficiles, c’est usant et puis tellement de gens à voir, que pas de véritable accompagnement ». Le second aborde la situation d’un point de vue plus global : «ce qui me fatigue, c’est la lourdeur de l’institution qui fait que à un moment, j’en ai marre ». et « il y a une espèce de bureaucratisation, il faut répondre à des normes, à des commandes ».   

La massification des maux sociaux au cours des dernières années

Une évolution, voire une mutation indéniable de la société française actuelle est liée à la massification des maux sociaux au cours des dernières années et à l’augmentation des populations concernées par une précarisation de leur situation sociale dans  tous les aspects qu’elle recouvre (budget, famille, insertion professionnelle, santé, habitat…). Difficultés de logement, augmentation du nombre de personnes présentant des troubles psychiques sont des caractéristiques de la population reçue quotidiennement par les assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur. Cependant, face à cette demande sociale croissante et ces nouveaux publics, à rebours d’un sentiment d’impuissance qu’elles pourraient éprouver, les assistantes de service social interviewées trouvent ce qui fait « le sel de leur travail [7] ». L’une atteste que « s’il n’y avait que les gens : on se dépatouille, il n’y a pas de souci avec ça ». A condition toutefois que soit préservée la possibilité de construire une relation de confiance entre personnes reçues au service social et professionnel(le)s, en opposition à une logique de guichet où l’usager « devient consommateur du service social et vient parce qu’il est en attente d’un dispositif, d’une solution immédiate». Dans ce face à face constant, ce rôle d’intermédiaire, d’entre-deux de l’assistant(e) de service social, dans cet établissement d’une relation d’aide à la base du travail social jaillit sous-jacente, la quête identitaire de cette profession sans cesse source d’interrogations, de doutes et d’incertitudes.

 

II.    L’identité professionnelle des assistants de service social  face à ces bouleversements

Le diplôme d’Etat d’assistante sociale a été créé par l’Etat dès 1932[8]. Ce diplôme se déclinait alors spécifiquement au féminin était le fait de femmes animées d’un élan émancipateur leur permettant d’entrer sur le marché du travail. Le caractère ségrégatif initial de l’activité a peu évolué, la fonction d’assistant(e) de service social en polyvalence de secteur étant encore aujourd’hui exercée très majoritairement  par des professionnelles femmes à hauteur de plus de 95%.

La construction identitaire de la profession d’assistant de service social

Les brefs récits recueillis aux cours de mes entretiens avec les professionnelles montrent que le choix de ce métier semble se référer peu ou prou à une personne de l’entourage exerçant ce métier ou dans le champ de l’aide aux personnes (enfants en bas âge, personnes âgées...) à l’origine d’un idéal personnifié auquel elles se réfèrent pour décrire leur désir, leur souhait d’exercer ce métier. Des valeurs telles que l’attention aux autres, l’aide, le respect de l’autre, le désir de relations humaines fructueuses sont évoquées comme des prémices à ce choix mais aussi comme des sources de motivation pour continuer. Ainsi, une assistante sociale interviewée ayant une longue expérience en polyvalence de secteur déclare « Ce qui me motive, c’est toujours la défense de la veuve et de l’orphelin, malgré tout, le côté Zorro de l’assistante sociale…J’aime bien réfléchir avec les gens, leur redonner le goût de faire par eux-mêmes. C’est très basique, mais ça me motive toujours.» Les éléments que je viens d’évoquer ci-dessus constituent une partie de la pierre angulaire de la  profession d’ « assistante sociale ». Pour autant, ils ne définissent pas entièrement l’identité de la profession dont la construction, fruit d’un labeur constant  au fil du temps, a été et reste marquée du sceau de l’instabilité et de l’incertitude tant vis à vis des ancrages dans des savoirs et références théoriques propres que dans la recherche de repères identitaires bien établis.

Une formation et une profession en prise avec des sables mouvants sociétaux

La période de l’après-guerre, a été propice à un essor et une évolution de la profession. Celle-ci va s’enraciner dans les sphères sociales, politiques et économiques au sein des services sociaux qui se développent suite à la création de la Sécurité Sociale. Dans les écoles de formation, les méthodes d’intervention basées jusqu’ici sur des pratiques empiriques trouvent leurs limites face aux nombreux problèmes des populations. Les Sciences Humaines, en particulier la sociologie et la psychologie, font leur apparition dans les cursus de formation et proposent un certain nombre d’outils d’analyse et d’intervention. Venu des Etats-Unis vers les années cinquante, le case-work propose une méthode psycho-sociale individualisée qui s’impose peu à peu au service social, et qui sera incorporée dans le programme d’études en 1962. Cependant, dès les années 1970 apparaissent des signes annonciateurs d’une « crise d’identité[9] » pouvant résulter, selon l’analyse de Brigitte Bouquet du fait que « les assistantes sociales » étaient « mal préparées à l’argumentation économique et politique[10] » dans une société en constante évolution. La formation par des écoles hors du circuit universitaire donne lieu également à des questionnements relatifs à l’identité constitutive de la profession. Michel Autès, relève ainsi « le fait que [ces formations] s’inscrivant à côté de l’université n’est pas sans effet sur la validité et la légitimité des compétences (diplôme) que le système produit [11]». Dans le même registre, l’inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS)[12]  fait état de la nécessité d’ouverture de la formation « aux savoirs académiques au sein de cursus destinés aussi à développer les capacités d’expertise et le potentiel méthodologique des étudiants[13] » et juge celle-ci comme « fragile et peu perméable[14] ». Ces débats et questions même s’ils ne sont pas exprimés directement par les assistantes de service social interviewées se répercutent nécessairement sur la perception qu’elles ont de leur place identitaire au sein de la  profession et, par ricochet, au sein de la société. 

Les ancrages identitaires actuels des assistants de service social

François Dubet, dans son analyse des évolutions du « travail sur autrui» montre comment dans la société actuelle «désenchantée», les individus et les travailleurs « sur autrui » ont perdu leur ancrage identitaire fort dans les institutions établies (l’Etat, l’Eglise par exemple). En ce qui concerne le cas spécifique du travailleur social, l’auteur indique que « c’est le travailleur lui-même qui fait office d’institution ou, en tout cas, qui se pense comme tel[15] ».  Cette perte de repères stables, institutionnels ou non, s’inscrit –souvent en creux- dans l’ensemble des discours des assistantes de service social interviewées : l’un des repères identitaires fiables qu’elles mentionnent est constitué essentiellement par les pairs : certain(e)s autres assistant(e)s de service social de l’équipe auxquelles elles n’hésitent pas à demander conseils et appuis, formant ainsi une corporation minimale de référence. Le niveau hiérarchique immédiatement supérieur est peu sollicité, soit parce qu’il existe un conflit, un défaut de communication ou  une impression de non-compétence ou pour d’autres motifs non explicités. Ainsi, une jeune assistante sociale affirme : « La chef dit qu’on est très compétente, mais elle refuse de communiquer. Moi, c’est une collègue qui me cadre et ça me rassure, si on ne trouve pas d’alliés pour nous rassurer dans nos compétences….Même moi je rassure une collègue qui a 25 ans d’expérience, c’est pas la logique mais… ». Dans  l’exercice de ce travail auprès d’autrui où s’expriment les subjectivités des différents protagonistes, certains assistants de service social peuvent ressentir, ce qu’Alain Erhenberg a nommé « la fatigue d’être soi » lorsque, dans un monde de plus en plus individualiste, il devient difficile de se trouver des repères identitaires stables et consistants,, sans lesquels il y a risque de dépressions et de mal-être.

III.  Les ressorts du mal-être des professionnels(le)s : tentatives d’identification, de  conceptualisation

Les questions de « souffrances au travail » ont émergées avec plus d’acuité, depuis quelques années, au sein de la société française. Une volonté politique s’est ainsi exprimée afin, dans un premier temps, d’identifier les causes générales et globales des risques psychosociaux engendrés par les situations de travail[16] pour, dans un deuxième temps, initier la mise en œuvre de processus préventifs et d’actions tant au niveau institutionnel qu’au sein des entreprises[17].

Les concepts actuels en matière de mal-être au travail

L’étude des facteurs de risques psychosociaux selon les modèles de Karasek et Siegrist 

Au cours des années 1980, deux principaux modèles de compréhension des facteurs  à l’origine des troubles psycho-sociaux s’appuyant notamment sur des questionnaires relatifs aux conditions de travail collectés par les médecins du travail, ont été validés et reconnus comme probants :

   - le modèle de Karasek dénommé  « demande et autonomie au travail » identifie globalement 3 types différents de facteurs de risques psychosociaux :

- la demande psychologique associée aux contraintes liées à l’exécution de la tâche,

 - la latitude décisionnelle qui recouvre d’une part le contrôle que l’on a sur son travail et d’autre part l’utilisation de ses compétences,

- le soutien social  regroupant l’ensemble des interactions sociales utilitaires qui sont disponibles au travail tant de la part des collègues que des supérieurs hiérarchiques ;

  - le modèle initié par Siegrist, du « déséquilibre : effort/récompense » considère deux types d’efforts auxquels est contrainte la personne en situation de travail :

 - l’effort extrinsèque lié aux contraintes de temps, interruptions, responsabilités, augmentation de la demande -correspondant au facteur : demande psychologique du précédent modèle-,

- l’effort intrinsèque, appelé ultérieurement surinvestissement,  qui traduit les attitudes et les motivations liées à un besoin inné de se dépasser ou d’être estimé et approuvé.

Globalement, quatre facteurs majeurs interagissent au sein des situations de travail pouvant conduire à un mieux-être ou un mal-être au travail suivant leur degré d’expression et leur combinaison : la charge de travail, le degré d’autonomie, le degré de reconnaissance et le degré de soutien social. Les discours des assistantes de service social interviewées recouvrent l’ensemble de ces éléments  et facteurs de risques psycho-sociaux. Celles-ci spécifient leur travail comme « fatiguant » qu’elles y font de « de l’abattage », que s’y exercent « une grosse pression de la hiérarchie et peu de soutien » et s’y installent des « conflits » entre collègues mais plus généralement avec la supérieure directe, se traduisant par « une absence de communication et une incompréhension » entre les deux niveaux hiérarchiques.

L’approche psychodynamique

Pour Christophe Dejours, instigateur de l’approche psychodynamique, travail, souffrance et reconnaissance sont intrinsèquement liés : « La construction du sens du travail par la reconnaissance en gratifiant le sujet par rapport à ses attentes vis à vis de l’accomplissement de soi peut transformer la souffrance en plaisir.[18] » Ces notions de reconnaissance, de souffrances et de plaisir transparaissent également dans les témoignages recueillis. Par exemple, l’une des assistantes sociales rencontrées déclare : «Ce dont on souffre toujours un peu c’est d’une forme de manque de reconnaissance alors qu’on est toujours à nous en demander plus».

Les travaux en psychodynamique du travail ont mis également en lumière certains mécanismes dynamiques de défense qui se mettent en place au sein des collectifs de travail. Ces stratégies d’adaptation que développent les personnes en interaction face aux contraintes qu’impose le travail ont été observées –entre autres- au sein d’équipes d’assistantes sociales de secteur : « La pratique de désigner un bouc émissaire contre lequel toute l’équipe se ligue momentanément constitue un élément important dans le système défensif d’assistantes sociales de secteur. Il s’agit de souffrance éthique : neutraliser la parole de celle dont les autres pourraient craindre à un moment donné, qu’elles ne viennent à critiquer certaines libertés admises par rapport aux valeurs du métier[19]».

La notion de burn-out

Le burn-out est aujourd’hui considéré comme une modalité particulière symptomatique des troubles avérés face à l’ensemble des facteurs de risques psychosociaux détaillés ci-dessus est ainsi défini par Dominique Truchot : « Forme exacerbée de stress chronique, le burn-out, provient, mais pas seulement, des modifications récentes qui ont bouleversé le travail. Il est, plus généralement, la conséquence des stresseurs liés au contenu du travail et à son environnement psycho-social[20]» Le témoignage d’une assistante de service social rencontrée permet d’étayer de façon cohérente cette assertion : ayant travaillé plus de 7 ans au sein d’un service social départemental où dit-elle « elle se mourait », à cause « d’une ambiance très particulière – les usagers : c’était super, je ne remets pas ça en cause-, mais une ambiance des plus terribles avec une espèce de chape de plomb dans le service incroyable, plus de communication et donc, ça a été : faut que je sauve ma peau ! ».

Le mal-être des assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur : des spécificités particulières au-delà des concepts généraux  

Au delà des concepts généraux établis ci-dessus, les témoignages des assistantes sociales font état de spécificités inhérentes à l’exercice de leur fonction en polyvalence de secteur, notamment, vis à vis de la gestion des périodes où la fatigue est  bien présente. L’une des jeunes assistantes de service social rencontrée mentionne ainsi : « Oui, il y a des périodes où je me sens fatiguée, c’est un boulot qui demande énormément d’énergie. Mais, je ne me suis pas arrêtée pour ça. Je me suis arrêtée parce que j’étais malade. Effectivement, peut-être que des fois, on tombe malade à cause du boulot ..(rires)…ça doit être ça ! ».

Une autre, plus ancienne dans la profession dit : « Alors, oui, il y a souvent eu des périodes où je me suis sentie fatiguée au cours de ma carrière. Quelques périodes où il y avait des conflits dans l’équipe et là, c’est épuisant, je ne me suis jamais arrêtée à ce moment là, c’est vrai. Il y a eu la période où je me suis fait harceler et là, j’ai dû avoir une semaine d’arrêt maladie. Et puis, à chaque fois que l’on se retrouve avec beaucoup d’absences dans l’équipe : devoir traiter beaucoup de choses à la fois ; On a beaucoup de jeunes collègues qui font des enfants, heureusement. Bon là, on a une collègue qui s’est arrêtée, elle n’en pouvait plus, je pense que là, elle était un peu surmenée. Il y a aussi des postes qui sont découverts quand quelqu’un s’en va et qu’on n’arrive pas à recruter, avec les vacances en plus, ça peut faire mal ! Mais, je me suis très, très peu arrêtée. »

Dans ces témoignages, deux faits remarquables, contradictoires, apparaissent : tout d’abord, une charge de travail importante génératrice de fatigue augmentée des phénomènes d’arrêts maladie, de postes non pourvus et de turnover récurrents dans ce secteur, mais corollairement à cette fatigue et à cette charge de travail massive, les assistantes de service social rencontrées s’arrêtent peu. De plus, ainsi que le soulignait une autre assistante de service social « c’est un boulot où tu gères souvent tout  toute seule, c’est comme ça, donc on continue, ça fait partie du métier. Moi, je crois que comme dans tout métier où tu as des relations humaines, infirmière, kinésithérapeute, tu portes un petit peu quelque chose. ».

Au regard de ces éléments, il semble se dégager une conception implicite de ce travail où celui-ci est privilégié au détriment de la santé dans un processus paradoxal : pourquoi une telle relation au travail, à la fois acceptée et source manifeste de souffrance, de mal-être, dans un processus incluant, parfois, une dimension sacrificielle ?

Ce sont ces thèmes que Pascale Molinier dans son ouvrage L’énigme de la femme active : Egoïsme, sexe et compassion a choisi d’investiguer : « Au bureau comme à la maison, on attend des femmes qu’elles soient à l’écoute, disponibles, vigilantes et sensibles aux besoins matériels et psychologiques de leur entourage. Comme si cela allait de soi. Comme si les femmes étaient naturellement compatissantes. Or, à force de considérer comme naturel ce qui ne l’est pas, on en arrive à des situations dramatiques où  les femmes se surmènent. Un jour, elles craquent, deviennent violentes, maltraitantes ou simplement indifférentes…[21] » N’y aurait pas là, un des ressorts essentiels, spécifique engendrant du mal-être au sein  des unités d’action sociale départementale ?

Synthèse et discussion problématique

D’une manière plus générale, il ressort de l’ensemble des points évoqués ici, la problématique suivante : le mal-être des assistant(e)s de service social procède, d’une part, de la différence de culture professionnelle qui tend à se développer entre la direction générale de la collectivité territoriale influencée par les techniques managériales en vigueur dans le privé et la culture professionnelle des assistant(e)s de service social centrée sur des notions de solidarité, d’aide et de soutien. D’autre part, cette profession très féminisée souffre d’un déficit général de reconnaissance, hormis par les pairs. La reconnaissance participant grandement au mieux-être au travail comme cela a été souligné par les travaux  des chercheurs et en psycho-dynamique du travail, ce manque fragilise l’ensemble de la profession. Il faut donc chercher à identifier et comprendre quels leviers permettraient à cette profession d’acquérir la reconnaissance nécessaire à un mieux-être, lesquels favoriseraient l’instauration de la réduction des différences de culture professionnelle qui existent entre les directeurs généraux et les élus, d’une part et les assistant(e)s de service social, d’autre part. L’hypothèse de travail est que ce clivage entre direction et assistant(e)s de service social et ce manque de reconnaissance dont ils (elles) souffrent, peut être interrogé, en partie, en référence à la question du genre au sens d’appartenance à un sexe tant sur le plan des rapports sociaux que sur celui de la division du travail.

La revue Empan a consacré un dossier à ce thème en 2007 intitulé « Du trouble dans le genre ». Brigitte Bouquet s’interrogeant sur ces questions de genre dans le travail social  note «  la réalité montre d’une part, que des fonctions hiérarchiques sont encore perçues comme d’abord masculines, et d’autre part, que dans les lieux de pouvoir, les nominations effectuées pour l’essentiel par des personnes de sexe masculin, ont tendance à privilégier des personnes de même sexe. Ce clivage sexué des divisions hiérarchiques s’observe également dans le social [22] ». Elle mentionne, également « D’une part, les valeurs sous-jacentes, restent sexuées, avec d’un côté des valeurs d’efficacité d’une logique libérale et marchande, soit autant de représentations traditionnellement masculines et de l’autre, la dimension relationnelle, le lien social, considéré comme l’apanage des femmes[23] ».    

Conclusion

Cette hypothèse de compréhension peut sembler réductrice au vu de l’ensemble des éléments de contexte explorés et mis en évidence, néanmoins, elle me semble pertinente parce qu’elle met en lumière un « impensé » des rapports sociaux de genre, et des manières d’appréhender le travail selon que l’on est homme ou femme. Toutes notions généralement cantonnées à l’obscurité, aux non-dits et conçus comme relevant de la nature[24]. En définitive, cette approche permet à la fois de comprendre pourquoi le métier reste presque exclusivement le fait de femmes selon une ségrégation horizontale du travail dont Margaret Maruani[25] définit avec acuité les contours et les aspects et, conjointement, explicite le manque de reconnaissance et le côté subalterne réservé à la profession d’assistant de service social en polyvalence de secteur.

A la lecture de mon mémoire, plusieurs personnes, en charge de poste à responsabilité au sein des conseils généraux et ayant contribué à son élaboration, m’ont fait part de l’intérêt porté au travail réalisé mais aussi de leur insatisfaction vis-à-vis du peu de solutions concrètes qu’il apporte. La prise de conscience de l’importance à considérer le travail des assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur selon les prismes des rapports sociaux de genre si elle n’offre pas de réponse dans l’immédiat permet cependant de poser le problème et  de continuer d’ouvrir au débat ces questions d’égalité professionnelle entre hommes et femmes dans le champ spécifique du travail social auprès des plus démunis au sein des collectivités territoriales départementales. On peut se poser avec Marc Bessin, la question suivante « Le travail social est-il féminin ?[26] ». Au regard de l’enquête de terrain et des recherches évoquées ici, il apparaît que le travail social est effectivement majoritairement le fait de femmes et qu’en cela il fait appel à des compétences et des qualités professionnelles non reconnues et non valorisées par l’ensemble des strates composant notre société et organisant notre vivre-ensemble, éléments qu’il est nécessaire dès aujourd’hui de prendre en considération et d’installer sous le feu des projecteurs dans l’objectif d’un mieux-être au travail des assistant(e)s de service social en polyvalence de secteur. 

Régine BIANGONGA 

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BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages :
AUTES (Michel), Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 2004.
DEJOURS (Christophe), Travail, Usure mentale, Paris, Bayard, 1998.
DUBET (François), Le déclin de l’institution, Paris, Editions du Seuil, 2002.
ION (Jacques) sous la direction de. Le travail social en débat(s), Paris, La Découverte, 2005.
MARUANI (Margaret), Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2006. 
MOLINIER (Pascale), L’énigme de la femme active : Egoïsme, sexe et compassion,  Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2006.
TRUCHOT (Didier), Epuisement professionnel et burnout, Paris,  Dunod, 2004. 
 Articles de periodiques :
BOUQUET (Brigitte), Cachez-moi ce genre que je ne saurai voir…, EMPAN, N°65, mars 2007, PP.18-26.
REYNAUD (Nicolas), Entre exaspération et lassitude, ASH Magazine, N°17, septembre-octobre 2006, PP.16-21.
[1] Entériné par le décret du 22 octobre 1959 : «  La polyvalence de secteur met à la disposition des usagers, des assistantes sociales capables d’avoir une vue d’ensemble de leurs problèmes sanitaires, sociaux, économiques, psychologiques et de les aider à mettre en œuvre les moyens d’y porter remède avec le concours éventuel des services spécialisés ».
[2] N. Reynaud et J. Vachon, «  Malaise à tous les étages », ASH Magazine – n° 17, 6 octobre 2006    
[3] Ibid.
[4] L’enquête a été réalisée en Ile de France auprès de 3 Conseils Généraux différents. 10 assistantes de service social ont été interviewées.
[5] et enrichis depuis dans le cadre de la préparation de la licence Relations de travail et Intervention Sociale au CNAM (Paris).
[6] http://www.performance-publique.gouv.fr/la-performance-de-laction-publique/lessentiel/dune-logique-de-moyens-a-une-logique-de-resultats.html . voir aussi Mutations de la société et évolutions du service social  in  Assistante sociale, Aujourd’hui, Brigitte Bouquet, 2006
[7] Le Déclin des institutions, François DUBET,  2002 p.232
[8] En 1938 les deux diplômes d’assistant social et d’infirmière visiteuses (1922) ont été fusionnés pour n’en faire qu’un seul : assistant de service social.  
[9]  Assistante sociale, Aujourd’hui ,Brigitte Bouquet, p.43
[10] Ibid.
[11] Les paradoxes du travail social , Michel Autès, p.232
[12] Rapport annuel 2005, L’intervention sociale, un travail de proximité.
[13] L’intervention sociale, un travail de proximité,  IGAS, 2006, p.80 
[14] Ibid. p.79
[15]  Le Déclin des institutions,  François Dubet, 2002, p.232
[16] LEGERON Patrick, NASSE Philippe. Rapport du 12 mars 2008. La détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux  au travail.  : www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/RAPPORT_FINAL_12_mars_2008.pdf

[17] A consulter pour une approche exhaustive de ces questions :Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles : www.inrs.fr  Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail : www.anact.fr 

[18] Travail, usure mentale, C. Dejours, p.207

[19] Cité par Pascale MOLINIER, Les enjeux du travail psychique, Payot, 2008, p.259

 [20] Didier TRUCHOT  Epuisement professionnel et Burnout. Concepts, modèles, interventions, Dunod, 2004, p.227

[21] 4ème de couverture In L’énigme de la femme active : Egoïsme, sexe et compassion, Pascale Molinier

[22] Bouquet B., Cachez-moi ce genre que je ne saurais voir .., EMPAN 2007/1 Des femmes et des hommes : un enjeu pour le social ? N° 65, p. 25.

[23] Ibid., p.26

[24] Ainsi que l’explicite Pascale Molinier dans  L’énigme de la femme active : Egoïsme, sexe et compassion : l ’activité professionnelle se combine, pour les femmes, selon le prisme de la subjectivité « L’œuvre invisible féminine est sans autre objet que la création de l’humanitude, impalpable, intangible, obscure » (p.182) et s’oppose à la vision masculine, objectivée, distanciée, qui appréhende le travail de manière logique et statistique « Dans un univers ordonné par la logique, on a l’assurance à la fois excitante et rassurante que tout finira par s’expliquer et se résoudre un jour. » (p. 148)

[25] Margaret MARUANI, Travail et emploi des femmes, La Découverte, 2006.

[26] Bessin M., Le travail social est-il féminin ?, in Ion J. (dir.), Le travail social en débat[s], Paris, La Découverte, 2005, pp. 152-169.

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